samedi 20 février 2010

La barbe à papa...

J'ai souvent de la difficulté à comprendre comment fonctionnent mes associations d'idées et pourquoi c'est souvent dans des moments tout à fait incongrus que sourdent des souvenirs d'enfance et des émotions très vivaces.

Cette nuit, notre b.b.C. a eu le sommeil très fragile et pour éviter de la réveiller ce matin, j'ai quitté la maison plus tôt dans le but de prendre ma douche au gym du bureau. J'en ai profité pour m'y raser. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai jamais vraiment aimé me raser et je me plais à négliger d'exécuter cette activité aussi souvent que je le peux. Dans l'absolu, je trouve le geste très beau : j'adore les scènes de barbier dans les films de mafiosi, je suis fasciné par les rasoirs droits et les produits "old school", la friction à l'alcool et le savon et le blaireau. Pourtant il y a un os dans le passage de la théorie à la pratique. Tous les prétextes me semblent bons pour me laisser pousser la barbe : le temps pluvieux d'automne, je suis en vacances, pas la fin de semaine, ça me protège du froid en hiver, j'ai pas le temps, j'ai pas le goût, bla bla bla...
Enfin, ce matin j'ai amené mon rasoir, mon tube de Proraso (ai-je dis) old school et j'ai entrepris de me raser tranquillement dans les vestiaires du gym­. Et pour la première fois depuis vraiment longtemps, j'ai éprouvé du plaisir à le faire ! Ma douche avait été agréable et tiède, l'endroit était désert, silencieux et bien éclairé, j'avais du temps pour moi... En m'exécutant, je repensai à la première fois où je me suis rasé. J'avais 14 ans et j'étais seul à la maison. C'était dans le temps des fêtes et cette soirée-là, j'assistais à mon premier party de "bureau". Je travaillais 15 heures par semaine à la pharmacie du coin depuis le début de l'été et le patron organisait pour les employés une soirée dansante dans une auberge. J'y repense et je me dis que j'étais vraiment niaiseux à cette époque, mais j'étais convaincu qu'il allait se passer quelque chose d'important cette soirée là, que comme je travaillais 5 jours par semaine j'étais devenu un homme et qu'il était maintenant temps de m'intéresser aux femmes (et pas aux filles !!). Ah ! les hormones ! Bref, comme j'étais désormais un homme, je me suis convaincu qu'il fallait que je rase les trois petits poils blonds qui me poussaient au dessus de la lèvre. Et je dis des poils pour être poli, mais j'étais à peine pubère et c'est sur un léger duvet d'enfant que je me suis plutôt acharné. Je me souviens de l'excitation que j'ai ressenti  en "empruntant" à son insu le rasoir de mon grand frère, des frissons que j'ai éprouvé en me coupant dans le cou et sous le nez et de la sensation de brûlure lorsque je me suis frictionné avec l'aftershave (si je me rappelle bien, c'était le parfum aqua de Avon). Inutile de vous dire que cette soirée là, je me suis bien rendu compte que j'étais encore un enfant. J'ai promené mon spleen toute la soirée désespérément à la recherche de la femme que je séduirais en récitant des poèmes de Nelligan (j'étais précoce seulement sur la littérature) alors que mes collègues de travail et les autres convives de la soirée étaient occupé à danser des danses en ligne sur les Medley de Jive Bunny. De retour à la maison, je me suis couché avec bien peu d'illusions et beaucoup de déceptions.
Je me rasais ce matin et ça m'a fait sourire de repenser au lendemain matin quand ma mère m'a demandé : "est-ce que tu t'es rasé ?" et que penaud j'ai menti à ma mère "non, je n'ai pas encore besoin de faire ça ! Pourquoi tu me demandes ça ?"
J'ai souri, puis j'ai repensé à mon père. Il est décédé il y a près de trois ans et je pense souvent à lui. J'ai regretté de m'être rasé ce soir-là et surtout d'avoir menti à ma mère. Je me sentais coupable à l'époque et je me rappelle ne jamais avoir osé demander à mon père de me montrer comment me raser. Il me semble pourtant que c'est un moment important pour un papa et pour son fils, ça fait partie d'un rituel de passage, d'une transmission de savoirs familiaux. Il y a quelque chose de fort pour moi dans l'idée d'apprendre quelque chose de son père, quelque chose qu'il a lui-même appris de son père, qu'il a lui même appris de son père, et ainsi de suite. C'est une façon de s'inscrire dans l'histoire familial. C'est aussi une façon de faire vivre ses ancêtres dans un geste qui se trouve ainsi fortement investi de sens. Mon père m'a manqué ce matin. Je me suis souvenu de l'odeur son après-rasage, de son vieux rasoir plaqué or qui traînait souvent sur le comptoir de la salle de bain, de la texture rêche de sa peau. Je ne me souviens pas de l'avoir vu mal rasé. Je sais que mon père se rasait tous les jours...
Et aujourd'hui, c'est à mon tour d'être papa...  Je pense que je vais désormais me raser plus souvent.

Je disais au début de ce texte que je comprenais mal comment les souvenirs et les émotions me viennent parfois, mais il est clair ce matin que je peux trouver dans la Recherche du temps perdu de Marcel Proust l'ébauche d'une réponse : "L'habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n'a ni les cruautés, ni les enchantements". En me rasant au bureau, j'ai brisé une habitude, ce qui m'a ouvert à ressentir des émotions enfouies profondément en moi et que l'habitude rendait "habitable"... Tout est dans la Recherche, on n'en sort pas (surtout quand on commence à la lire !!!)

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